.. |
. |
|
... |
|
|
PRESENTATION - LE DETOUR N°2
par Franck Michel
ed. H&A, 2003, p. 7- 15

|
|
Que seraient nos sociétés, tant vouées à la rentabilité et à la productivité, sans les fêtes, avec ses jeux, ses musiques et ses danses ? L'espace-temps consacré à ces parenthèses ludiques semble diminuer au fil de l'histoire alors même que la société de loisir revient dans toutes les bouches. Paradoxe caractéristique d'une époque où règne sans partage le culte de la consommation, nos contemporains recherchent désormais du temps libre pour festoyer au milieu de ce temps de travail, omniprésent et mobilisateur, qui plus que jamais investit tout notre temps et parfois tout notre espace.
On prend des cours de danse pour mieux danser, mieux exister socialement, être plus compétitif, pas nécessairement pour s'éclater ; on apprend à jouer du piano ou de la guitare pour briller sur scène et en imposer aux autres, pas toujours pour se défoncer ou simplement s'amuser ; on se met à chanter pour lutter contre la timidité et parfois pour combattre la solitude, rarement pour faire plaisir aux autres ou même à soi (c'est vrai qu'avec le succès de la « Star Academy », le chant est à la mode chez certains jeunes, surtout pour ses vertus carriéristes et commerciales)... Se rendre « disponible », d'autant plus si cela est pour « jouer », n'est plus seulement difficile mais également rare. Beaucoup d'enfants dans nos sociétés modernes et pressées font les frais de cette « absence », de jeu mais aussi du reste... Bref, l'univers ludique et festif est d'abord le lieu où se programme une socialisation difficile de nos vies déchirées ou isolées. Fort heureusement, pas toujours...
|
|
|
. |
|
. |
|
|
A l'instar du voyage, le jeu rapproche les hommes, et les hommes qui voyagent retrouvent le jeu . En effet, le voyage permet de renouer avec des pratiques ludiques oubliées ou délaissées, en raison de la primauté du travail mais aussi de l'argent ou de la recherche de travail et d'argent ! , parfois aussi banales que le jeu de cartes, le fait de jouer au football, d'aller au cirque, de jouer au volley sur la plage ou de se raconter des blagues au fond d'une forêt tropical. Edgar Morin le soulignait déjà au milieu des années soixante en comparant la vie des vacances à un grand jeu : « On joue à être paysan, montagnard, pêcheur, homme des bois, à lutter, à courir, nager » . Enfin, lorsqu'il y a du jeu, la fête n'est jamais loin !
Le caractère festif investit tout l'univers du voyage car, sans la fête, le voyage n'est que déplacement. Et on remarquera que les lieux majeurs du tourisme international sont généralement propices à la fête, même artificielle ou commercialisée. Les grands sites touristiques, mais aussi les lieux moins courus prisés par les voyageurs «alternatifs», sont d'abord des lieux de fête, c'est-à-dire où l'on peut faire la fête ce qui ne signifie pas obligatoirement qu'on la fera... Mais des circuits, fondés sur les seules manifestations festives (les carnavals de Venise, de Bâle, de Nice, de Rio, et maintenant de Salvador de Bahia, ou les kermesses, férias espagnoles, « tourisme des pubs » en Irlande, Oktoberfest à Munich), sont désormais recherchés par des voyageurs avides de sensations fortes et de défoulements qui souvent relèvent de la thérapie. La fête est donc l'occasion d'un débordement social exceptionnellement accepté par l'ensemble de la société afin d'évacuer les frustrations accumulées au fil du temps par le travail et le stress, ainsi que par les soucis quotidiens, notamment financiers et affectifs, de la vie en Occident. C'est pourquoi la fête est ce moment béni de gaspillage, de dépenses spectaculaires et ostentatoires, de dons de toute nature, de débauche collective, etc. Une fête qui se mérite est d'abord un acte collectif au service de la collectivité tout entière . Une société qui sait bien libérer le sens de la fête qui elle-même libère pour un temps compté tous les sens est une société qui contrôle bien sa population. Cuba en constitue un parfait exemple : alors que les dures conditions de vie
|
|
des Cubains pendant les longues années du régime castriste perdurent, la fête avec toujours de la danse et de la musique reste l'un des deux exutoires (avec le sport) offerts à une population à bout de force. La salsa est même devenue, avec le cigare et le rhum (mais aussi les femmes), le principal argument touristique pour attirer les voyageurs du monde entier ! La fête a parfois un arrière goût amer...
Les performances accompagnent les rites dans les sociétés dites traditionnelles ; elles sont en revanche désacralisées dans nos sociétés laïques et moins holistiques : danses, chants, jeux, expressions corporelles ou émotionnelles disparaissent sous nos cieux et nos yeux, et nous nous voyons soudain contraints de partir pour retrouver ailleurs le sens de la fête : une fête « spontanée » quoique minutieusement organisée, mais pas une fête commerciale et jonglant avec la mémoire et l'histoire pour en justifier l'existence ! Mais cela n'est évidemment pas toujours le cas.
En Occident, la fête s'est désacralisée et banalisée au cours des dernières décennies, les gens se tournant alors vers ces « spectacles de substitution » que proposent les fêtes foraines, les temples de la consommation ou les soirées privées. Les débordements se font rares et sont vite canalisés par une société répressive qui n'ose encore s'affirmer comme telle. La réflexion de Roger Caillois, expliquant que les vacances ont remplacé les fêtes et qu'à une phase de paroxysme a succédé une phase de détente, est intéressante a plus d'un titre et reste d'actualité malgré plus d'un demi-siècle d'ancienneté . Prolongeant l'analyse de Caillois, on arrive à distinguer deux entités dont l'une tend à se substituer à l'autre : les vacances (le tourisme) et la fête (la cérémonie sacrée).
- Vacances/tourisme = centripète = chacun part de son côté = les notions d'individu et d'avoir priment = il s'agit de s'isoler du groupe = le vide = la fuite = laïcité/profane.
- Fête/cérémonie sacrée = centrifuge = tous s'assemblent au même point = les notions de personne et d'être priment = il s'agit de communier avec le groupe = la plénitude = les retrouvailles = religiosité/sacré.
|
|
|
. |
|
. |
|
|
|
|
Comme le signale effectivement Roger Caillois, avec la déliquescence de l'esprit originel de la fête, apparaissent les vacanciers qui deviennent ensuite des touristes et vont voir des fêtes comme on regarde un spectacle, là où elles existent encore. Le tourisme est l'envers de la fête : là où naît le tourisme disparaît la fête. Sauf si la fête se « folklorise » au point de devenir commercialisable et de satisfaire les désirs d'une catégorie peu « regardante » de voyageurs. Les vacances laïques viennent graduellement remplacer les fêtes religieuses, mais les temps nouveaux laissent apparaître une forte création de fêtes laïques, républicaines et consuméristes en même temps que les vacances tendent à se sacraliser par le biais de l'essor d'un tourisme religieux ou encore du fait que le voyageur-touriste moderne sacralise lui-même son périple pour le transformer en pèlerinage. |
|
|
. |
|
. |
|
|
Avec le besoin de vivre, la pluralité des mondes à l'intérieur du nôtre, le retour du sacré et la vague de commémorations facteurs partiellement responsables de développer un voyage de mémoire ou un tourisme du souvenir qui caractérisent notre époque incertaine, la fête fait un retour en force ces dernières années. Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris de 1781, constatait non sans lucidité que « toute fête basée sur la bâfre est immortelle » ; aujourd'hui, la fête est de retour avec quelques notables changements, mais l'essentiel, note Michel Raffoul, reste que « tout est bon pour faire la fête » : « Peut-être verra-t-on bientôt surgir un carnaval brésilien en version française, une Sainte-Catherine revue et corrigée, et pourquoi pas une Sainte-Fidèle ? » . On note donc que les fêtes évoluent, certaines disparaissent et d'autres survivent ou renaissent. De multiples manifestations festives connaissent un engouement surprenant (fête Halloween, fêtes « traditionnelles » reconstituant notamment des scènes et des décors du Moyen Age, la Saint-Valentin...), certaines déclinent (fête nationale, fêtes de fin d'année ou de Pâques, voire fêtes du 1er mai et du muguet...), d'autres enfin se créent en dehors du système consumériste, même si elles sont rapidement rattrapées et même dépassées par lui : les Techno parades de Berlin ou d'ailleurs, la Gay Pride, les raves-parties, etc. Un emballement qui, une fois passée la vague spontanée, répond aussi à une stratégie de consommation et même de commercialisation moins avenante. Les fêtes sont ainsi espacées dans le temps et plus « spécialisées » convenant aux besoins d'une plus grande partie de la population. Parmi les nouvelles fêtes récemment créées en France, on peut citer : fête du cinéma et fête de la musique (au succès désormais incontesté), fête des grand-mères, Saint-Patrick, fête des secrétaires, fêtes du pain, du vélo, du vin, du Beaujolais nouveau, fête des fleurs, fêtes des rois, et bien sûr Halloween à laquelle les Français accordent une importance assez démesurée... On remarque que toutes ces fêtes font l'objet de petits ou grands déplacements, de voyages intérieurs et extérieurs. De nombreuses agences de voyage, notamment à destination d'un public étudiant, proposent dans leurs brochures de courts séjours sur les lieux ou les environs des festivités, des concerts, des carnavals, etc. Les trekkers des ailleurs peuvent également se retrouver avec les marcheurs du dimanche dans le cadre de la fête de la randonnée (créée en 1994 et se déroulant le 21 juin, c'est-à-dire le même jour que la fête de la musique). Enfin, les festivals, les salons et les expositions complètent cet enthousiasme pour des retrouvailles communautaires le plus souvent bienvenues. La fête restaurée permet de retrouver une convivialité perdue.
|
|
Par ailleurs, nous observons l'augmentation de ce qu'il convient d'appeler les comportements néotémiques le phénomène de néotémie consistant à adopter un comportement de jeune adulte ou d'adolescent alors qu'on a déjà atteint la force de l'âge ou l'âge mûr , cela est particulièrement repérable dans les fêtes traditionnelles des contrées les plus oubliées ainsi que, dans une moindre mesure, dans nos fêtes de villages réinventées. La naissance de l'individu se caractérise par l'affirmation de l'indépendance de la personne, capable de s'autodiriger ; et le tourisme est une apparition liée et même due à la naissance de l'individu suite au développement de la civilisation industrielle et de l'intériorisation de la notion de temps libre. En réintroduisant davantage le ludique et le festif dans l'univers du nomadisme, le sens du voyage garderait tout son sens, et le voyageur fêtard et joueur préserverait d'autant mieux une éthique de l'errance, sérieusement menacée dans ses fondements, mais ainsi susceptible de ne pas être trop facilement récupérable par la société dominante. Ce nouveau type de voyageur pourrait bien porter le nom de voyajoueur.
Mais ce voyageur ludique que nous appelons de nos voeux n'est pas seul au monde et les sociétés, notamment des pays du Sud, qui convoitent son bref passage, tentent de rentabiliser les fêtes au service de l'économie, reine supposée et prétentieuse d'un dit développement ! Les fêtes et les traditions, réadaptées ou réinventées, sont souvent le cocktail du visiteur, chez « nous » comme chez « eux », en Bretagne comme en Orient. Ainsi en Indonésie, plus précisément à Sulawesi-Sud, les Toraja font l'objet d'un engouement touristique international, notamment pour leurs maisons pittoresques et leurs non moins célèbres cérémonies funéraires . Les Occidentaux participent quelquefois plus ou moins directement à la fête (en offrant des « dons »), mais le plus souvent ils assistent, éberlués et passifs, au spectacle environnant dont le sens profond leur échappe. Surtout, ils observent, photographient, filment des pratiques religieuses qu'ils ont oubliées ou jamais connues. C'est même avec une certaine mélancolie qu'ils voient les autochtones pratiquer ce qu'ils ne pratiquent plus, jouer lorsqu'ils ne jouent plus, rire lorsqu'ils ont du mal à sourire, penser aux autres alors qu'ils se referment sur eux-mêmes. Fort heureusement dans ce cas, et là Caillois a pour une fois tort, la fête ne disparaît pas au contact du tourisme, en tout cas pas toujours. Au contraire, elle évolue, change et se développe même pour intéresser à nouveau une partie de la population locale qui au fil du temps s'en était détournée. Une situation qui n'empêche ni le succès du christianisme et de ses avatars, ni l'affirmation du contrôle de l'Etat sur les fêtes et ce qu'elles rapportent financièrement et économiquement.
|
|
|
. |
|
. |
|
|
Toujours à Sulawesi, mais plus au nord du pays Toraja, le lac Poso accueille, depuis 1989, un festival culturel annuel (Lake Poso Festival) dont le gouvernement entend tirer les ficelles économiques en voulant contrôler non seulement l'organisation logistique mais aussi les domaines politiques et religieux en jouant dangereusement avec l'ethnicité des uns et des autres. Dans un ouvrage collectif consacré aux identités culturelles asiatiques, Albert Schrauwers, décrit le processus de récupération puis de confiscation identitaire des To Pamona par l'Etat et l'Eglise : les To Pamona, le groupe ethnique tenu en otage de cette politique de « développement » touristique discutable, risque de payer le prix culturel en folklorisant leurs rites et surtout en muséifiant leur passé. Si le droit coutumier autochtone revient à l'Etat et la religion locale à l'Eglise, comme cela est de plus en plus le cas de nos jours, que restera-t-il demain de la culture des To Pamona tant vantée en quadrichromie sur la brochure du festival du lac Poso ? Bien peu de choses en vérité, alors que la région tentait tout juste d'exorciser son passé récent aux mains des missionnaires et de renouer avec les valeurs ancestrales. Même l'appellation « To Pamona », qui ne date que de 1973, a été imposée par les autochtones pour conjurer l'histoire douloureuse et remplacer la terminologie précédente Toraja Bare'e établie par les missionnaires il y a près d'un siècle . Pour l'heure, il n'est pas sûr que le tourisme n'ait aidé les To Pamona à sortir leur culture de l'oubli, contrairement à leurs cousins Toraja plus au sud.
Mais chez les Toraja plus au sud, au cours de ces toutes dernières années, les fêtes et les coutumes se folklorisent de plus en plus au service d'une industrie touristique au destin bien aléatoire et incertain. Les perspectives de voir Tana Toraja devenir une destination phare du « tourisme
|
|
religieux » s'amenuisent sous les coups de butoir de la montée de l'intolérance religieuse. Surtout, les fondements spirituels et culturels de la société toraja tendent à disparaître à grande vitesse au profit d'un « moneytheism et monothéisme » , tous deux diffusés tant par les églises chrétiennes avides de pouvoir que par les « nouveaux riches » reconvertis dans le monde des affaires commerciales et/ou touristiques. Mais depuis la fin du règne de Suharto (1998), le doute, l'inquiétude voire une certaine forme de chaos s'installent doucement mais sûrement, une situation encore aggravée après les attentats de septembre 2001, et surtout celui de Bali du 12 octobre 2002, suivi en novembre de la même année par des attentats de moindres ampleur à Ujung Pandang, à Sulawesi-Sud...
Espérons que la lecture de notre dossier « Fêtes, jeux, musiques » redonnera à chacun d'entre nous dans un monde crispé et dans une grisaille d'un quotidien de plus en plus voué à la précarité l'envie de « se lâcher », de fêter, de se déhancher, de jouer, et de « gratter » son voisin ou sa guitare, sans modération... Le tout dans le respect des différences et, si possible, dans le partage des plaisirs. Il s'agit de conjuguer utopie et réalisme. Le désir de jeu n'exclut pas le besoin de pain, et réinsuffler du ludique et de l'hédonisme dans nos sociétés deliquescentes ne nous invite aucunement à délaisser d'autres activités, plus « sérieuses », censées rendre le monde meilleur ou, du moins, oeuvrer pour qu'il le devienne. Au contraire, redonner sens à la vie et « jouir sans entraves » pour reprendre « un mot d'ordre » de nos « ancêtres » 68tards qui ont tenté tant bien que mal de réinventer la « fête révolutionnaire » sont des préceptes qui devraient nous (re)mobiliser et nous (re)motiver à plus d'ouverture au monde, à plus d'écoute, à plus d'actions, à plus de vigilance et d'exigence aussi à l'égard de ceux qui nous gouvernent.
|
|
|
|
|
PRESENTATION : LE DETOUR N°2, par Franck Michel, ed. H&A, 2003, p. 7- 15 |
|
|
|