N°2 (2002)

Autour du politique

10,67 euros

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1. Un autre regard
Agée C. Lomo Myazhiom
Ouverture : La modernité africaine en questions
Charles-Robert Dimi
"Gouvernance internationale" et mondialisation
Francis Gaulme

Jeux du présent, héritages du passé : essai sur le protocole présidentiel dans les relations franco-africaines

Yves-Abel Feze

Ecriture et dictature dans les romans de Sony Labou Tansi

Blaise Bayili
Un "totalitarisme sans Etat" au Burkina Fasso ? Le point de vue d'un anthropologue Lyel (Gurunsi)
Alain Cyr Pangop Kameni & Agée C. Lomo Myazhiom
Afrique : politique culturelle et mondialisation de l'information

2. Le facteur religieux

Hugues Mouckaga

De la secte à la religion officielle : le christianisme face au pouvoir impérial en Afrique romaine (IIe-Ve s. ap. J.-C.)

Bernard Boutter

Eglises indépendantes, pentecôtismes et charismatismes en Afrique noire : similitudes et divergences

CARTE BLANCHE
Entretien avec Femi Kuti l
"Musicien et combattant de la liberté"
Rosan Rauzduel
Ethnos et culture en Afrique
Comptes rendus
Ouverture du N°2 : La modernité africaine en questions

A Patrice Lumumba

« Je suis nègre, et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. (...) La densité de l'Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé. Le malheur et l'inhumanité du Blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part ». Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952.


Personne ne veut plus y penser. Le passé est derrière nous. Il ne faut plus en parler, tant il est douloureux. Cinq siècles de déconfiture et de défaites nous ont traumatisé, occulté nos valeurs. Alors, faisons table rase du passé et avançons. Afrique noire obscure ! Douleurs et servitudes.

Afrique, terre de mystères ! Combien de fois, a-t-on entendu prononcer cette sentence par bien des personnes cherchant à expliquer ou à comprendre le vécu des Noirs d'Afrique. Le chercheur en sciences sociales, qui tente de dépasser une analyse simpliste des phénomènes observés, qui essaye de leur donner une résonance qui tienne compte des réalités du terrain, est souvent, lui même, très vite surpassé par les événements. On a longtemps glosé sur l'élasticité du temps chez les Africains - et on ne s'en lasse pas -, expliquant leurs retards, mais on se rend bien compte, que quelques- uns, lorsque leurs intérêts sont en jeu, s'évadent de cette gangue qui semblait congénitale. Le poids des pesanteurs dites ancestrales, face à l'intérêt immédiat se dissipe, sans disparaître... De ce simple constat, nombreux sont ceux qui ont abordé - et continuent d'aborder - les réalités africaines en termes conflictuels de lutte classique entre tradition et modernité.

Divers parcours nous ramènent à cette dialectique originelle de la rencontre des civilisations africaines et occidentales. Voir les choses selon cette logique facile et manichéenne, revient à placer le schème de l'évolution de l'Afrique dans un cadre opératoire fixiste, dans lequel, le continent noir apparaît, au sens fonctionnaliste, comme un instrument de l'Occident, sans lequel il n'a pas de réalité propre. On ne peut alors entrevoir le continent, en dehors de ce jeu « duel ». Il faut toujours que soit évoqué, à un moment ou à un autre, positivement ou négativement, au détour d'une allusion, la présence européenne en terre africaine, les tares ou les bienfaits qui en sont issus. Ce faisant, on fustige, on complimente, on désapprouve, on revendique, on se positionne et repositionne tout en jouant une symphonie homogène mais sans fin précise. Ce faisant également, on contente et conforte l'intelligentsia et les pouvoirs dominants du moment, évitant d'aborder les vrais problèmes, de poser les vrais questions, d'apporter de nouveaux éclairages sinon de réelles solutions.

Cette pauvreté du débat et de l'analyse, enrichit bon nombre de profiteurs des systèmes néocoloniaux, qui depuis les indépendances tiennent les rênes du pouvoir, alors qu'inversement les populations, hormis de rares exceptions, sont comparativement à d'autres peuples de l'humanité en marche, à la traîne. C'est ainsi qu'avec l'aide d'organismes internationaux et de nos charitables amis de la bien pensante "société internationale", depuis quarante ans, nous avons été lancés sur les voies du développement, de la démocratisation, des Droits de l'homme, et aujourd'hui plus que jamais de la mondialisation. Arrêtons-nous un instant sur cette dernière avancée de l'homme planétisant. On nous vend de nos jours la globalisation des sociétés et la mondialisation des économies, comme si cela était tout à fait naturel, inhérent à la nature même de chaque être humain. Chacun d'entre nous, en suivant cette logique implacable des défenseurs de la World Company a besoin de tout ce que la planète regorge, doit être au courant de tout ce qui se passe sur le monde, en bref de ne rien rater et accumuler au maximum. En nous vantant les mérites d'une telle ouverture de passerelles tous azimuts, on oublie souvent de dire que plus il y a de gros, moins la survie des petits est assurée et, comme l'indique ce proverbe indien, « le poisson ne va pas jouer avec le crocodile du lagon ». Là est la réalité. Bien cruelle, mais révélatrice, de cette idée que les effets de mode entraînent vers de problématiques autres, sans intérêt pour certains peuples - les nôtres souvent - et que l'on veut faire absolument passer pour universels, au nom de l'unicité des invariants culturels. Ces pratiques culturelles, politiques et économiques, venues d'ailleurs, par l'intermédiaire de la colonisation hier et de la mondialisation-globalisation actuelle sont en train de nous être imposées, au nom de philosophies du bien-être de l'humanité. Ces pratiques nous endorment. Nos esprits ne sont plus en éveil, non attentifs, car habitués à recevoir et à consommer, et non plus imaginer et créer. Tout le questionnement est celui de l'appropriation et de la réappropriation en postcolonie. Comment faire nôtre des valeurs et des systèmes de pensée extérieurs ? Quelles relations entre l'autonomie et l'hétéronomie ? Les réactions sont timides car nous avons profondément occulté notre passé et, lorsque nous le mettons en évidence, c'est le folklore qui ressort souvent.

Lorsque les Occidentaux, évoquent une perte de sens et des valeurs dans leurs sociétés, il se retournent en quête de repères vers la Renaissance et les Lumières, époques fécondées par les anciens de la Rome et de la Grèce. Que nous propose-t-on ? Que proposons-nous ? Sublimés par les lumières de l'ailleurs, nos hommes politiques et intellectuels, nous exhortent à écarter le passé, à nous moderniser... D'aller chercher des solutions dans un ailleurs que nous ne maîtrisons pas... La modernité étant réduite à l'ailleurs puissant, alors qu'un regard sans détour sur l'alentour immédiat résoudrait tant de problèmes. Une interrogation de notre passé, sans passéisme disait Cheikh Anta Diop, nous permettrait de puiser en nous-mêmes les forces de la renaissance. A quoi sert la démocratie lorsque les populations sont analphabètes ?

Etre au contact de son réel est souvent difficile, pour quelqu'un qui se trouve toujours dans sa tête et dans les faits, à la traîne de l'Occident et qui n'a pu se défaire de son complexe de colonisé ; tant il est « victime des préjugés de couleur et des complexes d'infériorité qu'il a intériorisés ». C'est dans cette optique que nombreux sont ceux qui ont encensé Léopold Sédar Senghor et méprisé Mongo Beti. L'un pratiquait l'adulation de la France, l'autre se battait pour la liberté de ses concitoyens. La modernité africaine se situe aussi dans cet écartèlement. Les modèles manquent.

Par duplicité, nos actes quotidiens et le laisser-faire, nous contribuons à encourager des régimes mortifères qui sévissent. Nous assurons de cette manière la pérennité de monstres qui torturent et atomisent nos peuples, laissent exsangue leurs pays. Nous contribuons à faire perdurer les souffrances et à creuser de plus en plus, fatalement, le fossé qui sépare les kléptocrates captateurs des ressources du continent, vivant comme des nababs, et les pauvres, de plus en plus nombreux, qui encombrent les rues de nos cités.

A titre d'exemple, face à la reproduction en chaîne de la médiocrité, s'il faut fermer écoles et universités pour refonder le système éducatif, rendre la justice sociale, atténuer les misères et souffrances, donner un espoir d'avenir à tous les opprimés, alors il faut le faire. La mascarade d'enseignement que nous offrons à notre jeunesse ne sert à rien, car les uns et les autres savons pertinemment que nous formons au mieux des incapables, au pire des futurs corrompus et voleurs, des êtres sans foi ni loi ne rêvant que d'occuper la place de leurs anciens, qui leur ont si bien ouvert et montré le chemin de la perversion et de l'inefficacité érigée en vertu. La peur règne mais perdre sa vie n'a plus d'importance si nous croyons un tant soi peu au devenir de notre peuple, de notre continent, qui ne méritent pas d'être laissés aux mains d'assoiffés de pouvoir, de sanguinaires sans nom. Trouver en chaque instant, en chaque lieu des formes de résistance, conscientiser les peuples, retrouver l'autonomie de la pensée et de l'action.

« Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d'avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds ». Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.


A. C. Lomo Myazhiom

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